Jean-Jacques ROUSSEAU est le pédagogue (imaginaire) le plus cité par les acteurs et représentants de l’éducation d’aujourd’hui. En tant qu’éducateur ou enseignant, il paraît compliqué (si ce n’est sacrilège) de passer à coté de son œuvre. Alors, même si ses idées sont à reconsidérer dans le contexte du 18ème siècle, voilà pourquoi tous les éducateurs devraient lire l’Emile ou de l’Education.
Emile ou de l’éducation est le premier livre que j’ai lu dans le cadre de ma formation d’Educatrice de Jeunes Enfants. En effet, quoi de mieux pour comprendre notre représentation de l’enfant et la question de l’éducation, que de plonger dans l’œuvre du précurseur de la pédagogie nouvelle. Je l’ai redécouvert au cours de ma licence en Sciences de l’Education quelques années plus tard. Force est de constater qu’il a toujours autant de succès…
Jean-Jacques ROUSSEAU ou le pédagogue fantasmé
Fils d’horloger et orphelin de mère dès sa naissance en 1712 à Genève en Suisse, J.-J. ROUSSEAU est considéré comme l’un des plus grands pédagogues de son époque. « Emile » a été écrit en 1762, soit 27 ans avant la Révolution Française. La même année, le philosophe a également écrit « Du contrat social », livre complémentaire de l’Emile où il dénonce une société injuste et inégalitaire, en en imaginant une dans laquelle chacun reste libre et où chaque individu est considéré comme l’égal de l’autre.
A cette époque, les livres de J.-J. ROUSSEAU sont brûlés en place publique, tant ils dérangent par leurs idées révolutionnaires.
« Emile ou de l’éducation » est un traité d’éducation portant sur l’éducation idéale d’un garçon fictif et de son précepteur dévoué. De la naissance au mariage d’Emile, l’auteur répond aux grandes questions éducatives au fur et à mesure du développement et des apprentissages du jeune élève.
Avant de plonger dans les idées de son œuvre, faut-il quand même rappeler que l’auteur lui-même a abandonné ses cinq enfants…
Hors d’état de remplir la tâche la plus utile, j’oserais du moins essayer de la plus aisée ; à l’exemple de tant d’autres je ne mettrai point la main à l’œuvre mais à la plume, et au lieu de faire ce qu’il faut, je m’efforcerai de le dire.
J.-J. ROUSSEAU, (1762) Emile ou de l’Education, Paris, Flammarion, 1966, p. 264
La trame du livre
Livre I : Emile de 0 à 2 ans
Développement de sa résistance physique.
Livre II : Emile de 2 à 12 ans
Education négative : Expérimentations et Développement de la sensibilité et du raisonnement.
Age de la nature
Livre II : Emile de 12 à 15 ans
Education positive : Connaissances intellectuelles et apprentissage d’un métier.
Age de la force
Livre IV : Emile de 15 à 20 ans
Découverte de l’amour et de la religion
Age de raison
Livre V : Emile de 20 à 25 ans
Entrée dans la vie sociale, éducation des femmes
Age de la sagesse et du mariage
L’enfant naît vierge de toute détermination
J.-J. ROUSSEAU part du postulat que c’est l’éducation qui va pouvoir influencer le parcours de l’enfant d’une part, mais que c’est dans la nature de l’homme que se trouve les réponses d’autre part. L’homme naturel répond à ses besoins alors que la société développe l’envie, la jalousie etc. Or, l’enfant naît vierge de toute détermination, pur : son histoire n’est pas définie d’avance, il est donc perfectible.
J.-J. ROUSSEAU s’oppose à la doctrine du péché originel de son époque, selon laquelle l’homme né mauvais à sa naissance et que c’est son éducation qui lui permettra d’intégrer les valeurs morales de la société. Selon lui, l’être humain est naturellement bon, il naît pur de toute imperfection. A travers son livre, il nous pousse à nous interroger sur ce que représente l’enfant pour la société et le monde.
« L’homme est naturellement bon »
Si l’homme est naturellement bon, c’est la société donc qui le pervertit, le corrompt. J.-J. ROUSSEAU rejetait la société et notamment la culture parisienne dans laquelle il percevait un relâchement des mœurs et un éloignement certain avec la nature originelle de l’homme. Le mal n’est donc pas dans l’enfant mais dans la société.
La grande chance de l’être humain selon l’auteur, est que c’est l’éducation qui nous détermine. La génération qui précède a donc l’obligation morale de transmettre les connaissances ; c’est ce qui différencie l’homme de l’animal. Il revient à l’éducateur de respecter la liberté et la « perfectabilité » humaine en mettant la nature au cœur de l’éducation. C’est donc par l’éducation dite « négative » que l’enfant sera protégé des vices de la société comme la jalousie et la luxure.
« La nature est le grand guide »
Dans l’enfance, pour J.-J. ROUSSEAU, le but de l’éducateur est de favoriser le développement de la raison et la résistance physique. Pour ne pas que l’enfant soit influencé par l’adulte, il conviendra d’éviter toute confrontation directe et de laisser ce dernier faire ses propres expériences. Il parle « d’éducation négative » : en matière d’éducation, l’important ce n’est pas de gagner du temps mais d’en perdre.
En effet, la nature a fait en sorte que tout soit possible, il est donc important de suivre le cours naturel des choses. Par exemple, il préconise de libérer le bébé (contrairement aux pratiques d’emmaillotement) en le laissant libre de ses mouvements : le nourrisson a des mouvements naturels. Il est également contre la nourrice : il préconise que l’enfant soit nourri exclusivement par sa mère, notamment pour des questions relationnelles. Selon le philosophe, en faisant appel aux services d’une nourrice, on transmet insidieusement à l’enfant que des gens ont de la valeur et d’autres non.
« L’éducation négative »
L’éducation négative est une éducation qui fait confiance à l’enfant mais qui le préserve de la société. C’est une éducation dans la retenue qui laisse sa place à la spontanéité de l’enfant tout en le protégeant de toute intervention néfaste. Son rythme est respecté, on laisse du temps pour chaque apprentissage. En d’autres mots, on laisse les enfants être des enfants le plus longtemps possible, on les laisse vivre leur enfance pleinement.
L’éducateur, créateur de l’environnement de l’enfant
L’éducateur doit observer l’enfant dans son milieu naturel : l’enfant deviendra maître de son action dans une situation pensée par l’adulte. Ce dernier fait vivre des expériences à l’enfant pour qu’il en tire lui-même les leçons. On pense à Emile frigorifié pendant plusieurs jours la nuit, pour avoir cassé un carreau en jouant : il faut faire vivre l’expérience de la conséquence.
L’enfant est dépendant car il ne peut subvenir à ses besoins mais il faut faire attention à ne pas renforcer cette dépendance vis-à-vis de l’adulte car l’adulte définit les sentiments de l’enfants. L’éducateur de J.-J. ROUSSEAU se débrouille pour confronter l’enfant à des situations périlleuses qui lui permettront de savoir y faire face plus tard. Selon lui, on va trop vite dans l’éducation des enfants : les désirs des adultes priment sur ceux des enfants.
Le développement de la raison se fait par étape, et ce n’est qu’une fois que la raison abstraite s’est développée chez l’adolescent que « l’éducation positive » peut commencer. Mais celle-ci ne pourra fonctionner que si l’éducateur a crée dès le plus jeune âge une relation de confiance avec Emile. C’est un rapport d’égal à égal que doit mettre en place l’éducateur en s’abstenant de toute attitude répressive : vouloir contraindre l’enfant, le dominer, est contre-productif. Comme on l’a vu plus haut, les expériences personnelles sont plus efficaces que l’adulte qui réprime ou donne des leçons.
La question de la liberté
L’homme est né libre et partout il est dans les fers.
J.-J. ROUSSEAU, (1762), Du contrat social, paris, Le Livre de Poche, 2011
J.-J. ROUSSEAU nous signifie ici que l’homme, à cause de la société, vit « enchaîné ». En effet, il entend par liberté, la capacité de se limiter à ses besoins, de ne pas dépendre de ses désirs et des autres : ne pas vouloir autre chose que ce que l’on a, ne pas vouloir être autre chose que ce que l’on est. Chez l’enfant, ce n’est pas tant la liberté en elle-même qui importe plutôt que le sentiment de liberté. Il ne doit pas se sentir limité par les choix de l’éducateur. Pour se faire, l’adulte doit répondre à ses besoins vitaux sans les anticiper. Il est donc important de ne pas répondre à toutes les demandes de l’enfant mais seulement celles qui correspondent à ses besoins. L’enfant n’est ni un esclave, ni un tyran : il ne doit pas apprendre à obéir, ni à commander. Il doit apprendre à se plier devant les choses qui lui résistent mais pas devant les être qui lui demandent de se soumettre, pas à la volonté d’autrui mais à la volonté des choses.
Et la femme ?
Ce que nous pouvons reprocher sans contexte à J.-J. ROUSSEAU est bien son délaissement de l’éducation des filles. Il pourrait nous laisser penser qu’Emile pourrait être un enfant d’un des deux sexes, mais son livre V nous fait bien comprendre que nenni, avec l’apparition de Sophie, « éduquée » pour être l’épouse d’Emile. Certes, son approche est celle d’une époque, celle du 18ème où les jeunes filles étaient élevées pour être « bonnes à marier ».
Mais si l’on décontextualise, sa représentation de l’éducation des filles reste très sexiste.
Quand bien même, le délaissement de l’éducation des femmes pose selon moi les limites principales de l’ouvrage : nous pourrions nous étonner que l’auteur pensa que les femmes étaient protégées des vices de la société !
Finalement, ce n’est pas tant la position sexiste que l’on reproche à J.-J. ROUSSEAU mais bien d’avoir effleuré la question de l’éducation des femmes.
En conclusion
Les idées de J.-J. ROUSSEAU étaient révolutionnaires à son époque. Elles ont d’ailleurs, sa philosophie de la liberté notamment, inspirées les révolutionnaires. Cependant, selon moi, il est avant tout question dans « L’Emile ou de l’éducation » de la représentation de l’enfant. A partir de cette représentation va en découler une conséquence pédagogique.
J’ai parlé également les limites de l’ouvrage du côté de l’éducation des filles mais j’aurai pu également évoqué la question religieuse ou encore la « faisabilité » d’un tel processus d’éducation (un éducateur pour un enfant pendant 25 ans…).
Malgré tout, nous ne pouvons pas nier l’importance de l’apport de J.-J. ROUSSEAU dans le monde de l’éducation, parce qu’il fût le premier à se pencher sur la question mais aussi parce que ses idées sont encore recevables de nos jours.
Les pédagogies nouvelles et actives sont grandement inspirées des théories rousseauistes : mieux connaître l’enfant qu’on accompagne, le mettre en activité, faire en sorte qu’il soit acteur de son développement et de ses apprentissages etc. Aucune pédagogie positive ne laisse de côté la question du respect du rythme et du cours de développement normal de l’enfant. Rousseau a imaginé la motricité libre bien avant Emmi PIKLER !
Alors si ce n’est pas déjà fait, je vous conseille vivement de vous plonger dans la lecture de l’Emile.
Pour aller plus loin…
ROUSSEAU J.-J., (1762) Emile ou de l’Education, Paris, Flammarion, 1966
ROUSSEAU J.-J., (1762) Du contrat social, paris, Le Livre de Poche, 2011
Eduquer selon la nature : Seize études sur Emile de Rousseau